Témoigner du Christ aujourd'hui.
Edimbourg 1910-2010 … et la suite
Conférence au RECG, 16 juin 2010, par Jacques Matthey, COE
Je viens de rentrer d'Edimbourg où nous avons célébré le centenaire de la grande conférence missionnaire mondiale de 1910 qui est considérée comme le point de départ symbolique du mouvement œcuménique contemporain. Nous sommes ce soir presque exactement à la date du centenaire, puisque la conférence démarra le soir du 14 juin 1910. - Vous vous demandez peut-être pourquoi alors la célébration du centenaire s'est tenue du 2 au 6 juin cette année et non pas dix jours plus tard…. Devinez !
Dès avant la conférence, il y a eu un accord fondamental entre chrétiens de toute tendance, conservatrice ou progressiste, liturgique ou fondamentaliste – on ne pouvait organiser la réunion exactement au moment où s'ouvrait la coupe du monde de foot. C'est ce qu'on appelle l'œcuménisme pratique !
Qu'est-ce que je ramène de la conférence ? Comme de nombreux autres délégués, d'abord un superbe parapluie rouge et blanc avec le thème de la conférence : « Témoigner du Christ aujourd'hui ». Ce parapluie est un bon mélange entre théologie, contextualisation météorologique et accueil.
Le thème
Il y a cent ans, les missionnaires rassemblés en Ecosse avaient pour slogan inofficiel un mot d'ordre du mouvement étudiant pour la mission mondiale : « Evangéliser le monde en cette génération ». On était à la fin du XIXe siècle, en pleine expansion coloniale, dans une ambiance d'affirmation du progrès et de foi en l'avenir technologique. Il y avait un sens de l'urgence d'apporter aux hommes et aux femmes les lumières de l'Evangile et le progrès de la civilisation occidentale. L'enthousiasme était tel qu'on pensait que le monde entier allait être évangélisé dans les trente ans à venir. « Yes, we can » !
Il n'en a rien été. Quelques années seulement après Edimbourg 1910, le monde occidental, perçu comme un modèle de civilisation chrétienne pour le monde entier, sombrait dans la première guerre mondiale. Puis, en 1918, la révolution russe bloquait le développement du christianisme dans une grande partie de l'Europe et de l'Asie pour des décennies, par sa persécution de l'Eglise orthodoxe notamment.
La grande vision de 1910 s'est-elle réalisée ? Oui et non.
Oui ; car le développement du christianisme a été extraordinaire au siècle passé, et les participants de 1910 auraient été émerveillés de la diversité des délégations de 2010.
Non ; car à l'époque, les chrétiens formaient un tiers de la population mondiale. En dépit de tous les efforts missionnaires, il en est toujours encore ainsi de nos jours. La croissance du christianisme a juste pu égaler, au niveau global, la croissance de la population mondiale.
Je reviendrai sur la conférence de 1910 et les principaux changements qui ont eu lieu durant un siècle. Mais d'abord, je voudrais commenter le thème qui figure sur ce parapluie ; car il est intéressant par sa similarité et sa différence d'avec celui de 1910.
Le vocabulaire de « témoignage » a remplacé celui d'évangélisation. Il est plus fréquent dans la Bible pour décrire le mandat des chrétiens en général que celui d'évangéliser, souvent réservé à Jésus et aux premiers apôtres. Il lui manque le caractère d'agressivité que malheureusement on attache trop souvent à l'évangélisation, à cause de pratiques inacceptables. Parler de témoignage implique une vision de la mission qui concerne l'ensemble de la vie. Le témoin fait rayonner le message non seulement par une parole, mais par son attitude, sa vie, comme le Christ l'a fait. C'est un terme qui plaît aux catholiques comme aux protestants, aux évangéliques comme aux Pentecôtistes, aux progressistes comme aux conservateurs.
Mais témoigner de qui, de quoi ? Dans la réflexion contemporaine sur la mission, nous aimons parler de la « mission de Dieu » comme du fondement et de l'horizon de notre propre engagement. Les discussions l'ont montré : nous sommes proches d'un consensus également sur cette question. Beaucoup d'entre nous auraient donc aimé une référence à la mission de Dieu dans le titre. La raison qui a finalement poussé les responsables à choisir la référence au Christ tient au fait que dans le monde contemporain, nous sommes de plus en plus conscients de la diversité religieuse et donc de l'influence de plusieurs missions et de compréhensions différentes du Divin. Parler de Dieu ne renvoie pas nécessairement au christianisme. Le choix s'est donc porté sur une caractéristique spécifique de notre foi, la référence à Jésus-Christ.
« Aujourd'hui » remplace en quelque sorte l'ancienne formulation « en cette génération ». Nous tenons à témoigner en lien avec l'actualité présente, en dialogue avec le monde contemporain, pour que le message soit pertinent et crédible. Mais il n'y a plus aujourd'hui de manière générale, un sentiment d'urgence absolue. Nous n'avons pas voulu abonder dans le sens des grands films à caractère apocalyptique, annonçant une fin imminente du monde. Si urgence de la mission il y a, c'est parce que le message est capital pour tout un chacun. Le temps de Dieu cependant ne relève pas de notre conception de la chronologie ou du calendrier. Nous ne savons pas de quoi demain sera fait. Notre mission doit être actuelle, ouverte à la présence de l'Esprit et attentive aux aspirations, craintes, peurs et espoirs des contemporains.
La conférence de 1910
Comme je l'ai déjà évoqué, on considère habituellement la conférence d'Edimbourg comme le point de départ symbolique du mouvement œcuménique contemporain. Historiquement parlant, cela peut être discuté ; car il y a eu d'autres conférences du même type depuis 1854, dont certaines étaient plus grandes. Et comme l'a justement affirmé lors d'une conférence de presse l'évêque Brian Farrell du Conseil Pontifical pour l'Unité des chrétiens, on ne peut pas dire qu'il y ait eu une période de l'Eglise où elle n'a pas été en mission ou en recherche d'unité. Cela dit, Edimbourg a marqué l'histoire.
La conférence rassemblait des responsables de sociétés missionnaires basées en Europe et en Amérique du Nord, ainsi que des missionnaires engagés dans les pays dits païens. Le nombre de délégués avait été attribué selon la partie du budget consacrée par chaque société à la mission au loin. Du 14 au 23 juin 1910, ce sont donc 1215 délégués officiels, dont 207 femmes, qui se sont réunis à Edimbourg sous la présidence - un brin autoritaire - de John Mott, laïc américain méthodiste, travaillant pour les Unions Chrétiennes de Jeunes Gens (UCJG) et la Fédération Universelle des Associations Chrétiennes d'Etudiants (FUACE). - 207 femmes ? Cela faisait quand-même 17%, ce qui est mieux que la proportion de femmes dans bien des instances politiques ou ecclésiastiques actuelles. Sur ces 1215 personnes, 19 seulement provenaient de ce que nous appellerions aujourd'hui le « Sud », principalement d'Asie. Un seul participant pouvait être considéré comme africain.
Peu nombreux certes, les théologiens asiatiques présents en 1910 ont contribué de manière impressionnante à la réflexion sur la mission. Plusieurs d'entre eux étaient en effet non seulement des théologiens formés, mais avaient eux-mêmes une expérience d'engagement dans la mission. Ils étaient pour la plupart issus des mouvements étudiants chrétiens. Je les cite ; car leurs propos gardent toute leur actualité cent ans plus tard.
L'évêque chinois Cheng Jingyi évoquait l'espoir que dans un avenir proche, on ait en Chine une Eglise chrétienne unie sans aucune distinction entre confessions. De son point de vue, ces différentiations confessionnelles n'étaient d'aucun intérêt pour les Chinois. Seuls les Occidentaux voyaient des obstacles à la création d'une telle Eglise une. Selon Cheng, l'Eglise de Dieu est universelle, non seulement au-delà des confessions, mais également des nationalités.
Le théologien japonais Harada Tasuku dénonça une application inflexible de dogmes occidentaux aux Eglises d'Asie. L'expression de la foi, dit-il, devait surgir et croître naturellement à partir de la vie des adhérents. Il fallait donc enseigner la Bible, mais sans l'accompagner d'interprétations trop occidentales, puis attendre ce qui en sortirait.
L'exposé qui a cependant le plus troublé la conférence et qui est resté comme un phare théologique, fut celui de l'évangéliste indien V.S. Azariah, d'une caste inférieure, prononcé lors d'une séance en soirée. Evoquant la question des relations inter-raciales, il a dénoncé un sentiment de supériorité morale voire de racisme de la part des missionnaires. « Vous nous promettez un trône au ciel, mais vous ne nous offrez pas de chaise dans votre salle à manger ».
Au niveau institutionnel, disait-il, les structures de pouvoir empêchaient une coopération en Eglise comme celle qu'il vivait dans les UCJG. Des expressions comme « notre argent », « notre contrôle », montraient bien, selon Azariah, les limites des relations.
Il conclut par des remarques fortes sur la spiritualité chrétienne, suivies d'un appel pressant qui n'a rien perdu de sa pertinence:
« L'excédant de richesse de la gloire du Christ ne peut être compris dans sa globalité par les Anglais, Américains ou Continentaux à eux seuls, ni par les Japonais, Chinois ou Indiens par eux-mêmes – elle ne peut l'être que si tous travaillent ensemble, rendent en commun un culte à Dieu et apprennent ensemble quelle est l'image parfaite de notre Seigneur et Christ. Ce n'est qu' ”˜avec tous les saints' que nous pouvons ”˜connaître l'amour du Christ qui surpasse toute intelligence, afin d'être comblés jusqu'à recevoir toute la plénitude de Dieu'. Cela ne pourra se faire que sur la base d'une amitié spirituelle entre les deux races. Nous devrions accepter d'apprendre les uns des autres et de nous entraider.
Dans tous les âges à venir, l'Eglise de l'Inde se dressera pleine de gratitude pour attester de l'héroïsme, de l'abnégation de soi et de l'œuvre désintéressée du corps missionnaire. Vous avez donné vos biens pour nourrir les pauvres. Vous avez donné vos corps pour être brûlés. Nous vous demandons également de l'amour. Donnez-nous des amis ! »
En résumé, Azariah nous met aujourd'hui encore devant le fait qu'une Eglise qui n'est pas multi-raciale ou multi-culturelle en pratique vit une christologie incomplète, voire déformée. Son exposé est devenu célèbre par la suite, mais provoqua sur le moment une onde de choc et des réactions pour le moins contrastées.
L'influence œcuménique de 1910
Alors que la conférence avait été convoquée pour échanger sur les meilleurs moyens d'annoncer l'Evangile au monde et avait donc un objectif spécifiquement missionnaire, son influence à long terme allait donner naissance au mouvement œcuménique. J'ai quatre remarques à ce propos :
A Le caractère œcuménique d'Edimbourg était très limité; car il n'y avait là en 1910 ni catholique, ni orthodoxe. Mais pour la première fois dans une telle réunion, de hauts représentants des Anglicans adeptes d'une liturgie classique et proches d'une compréhension catholique de l'Eglise, étaient présents. L'archevêque de Cantorbéry, le primat de l'Eglise d'Angleterre, a fait en personne un exposé remarqué lors de la première plénière, le soir du 14 juin. Cette rencontre entre protestants et Anglicans portait le germe de futurs développements œcuméniques. Durant les débats, les Anglicans ont de fait défendu des positions proches de ce que des catholiques auraient pu dire.
B A presque toutes les pages du rapport de la commission VIII chargée de la coopération en mission, on peut discerner un plaidoyer pour une unité plus grande que ce qui semblait être possible à l'époque. Une Eglise unie était considérée comme une Eglise qui aurait plus de succès en mission mais aussi qui était un objectif essentiel de la mission, comme le dit le rapport : « pour la réalisation du but ultime et le plus élevé de tout travail missionnaire – l'établissement dans ces pays non chrétiens de l'Eglise une du Christ – une véritable unité doit être atteinte »[1].
Dans son rapport, la commission VIII a été capable de formuler avec une clarté fascinante deux voies différentes d'approche de la question et du défi de l'unité. En voici un résumé, gardant le langage de l'époque, mais finalement encore valable de nos jours :
Pour un premier groupe de chrétiens, l'essentiel réside dans la signification transcendante de la foi dans la trinité, le pardon des péchés, la vie éternelle et les Ecritures chrétiennes comprises comme autorité et guide. Les chrétiens sont déjà unis dans la foi et dans l'expérience d'une communauté intime. Les domaines au sujet desquels ils ont encore des différences – aussi sérieux soient-ils – apparaissent comme secondaires et subordonnés. Ces questions devraient être réconciliées dans le cadre de l'unité essentielle qui existe déjà . Le modèle de co-opération qui peut être développé sur cette base est celui d'une fédération d'Eglises dans laquelle chaque Eglise garde l'entière liberté en matière de doctrine et d'organisation, mais en reconnaissant le ministère et les ordonnances des autres, et acceptant le transfert libre des membres de l'une à l'autre des Eglises fédérées. Aucune uniformité complète n'est à atteindre. Des divisions ne doivent pas être imposées aux Eglises nées de la mission, mais il faut les laisser se développer elles-mêmes de la meilleure manière adaptée à leur vie.
En opposition, un second groupe insiste sur le fait que ce qui doit être transmis aux Eglises nouvellement plantées, ce n'est rien moins que la tradition pleine et riche du Christianisme. Ils acceptent le fait d'une unité fondamentale, mais considèrent les matières sur lesquelles il y a désaccord comme étant essentielles à la révélation divine et aux moyens de la grâce. Il y a une responsabilité de transmettre à la fois les choses essentielles à la foi et les mesures de sauvegarde qui les garantissent pour les générations futures, en métropole et au loin. Les formes d'organisation de l'Eglise ne sont pas indifférentes, mais incarnent des vérités fondamentales, essentielles à l'avenir du christianisme. En conséquence, on ne peut pas rejoindre une fédération qui serait organisée selon le modèle indiqué plus haut, parce qu'il n'y a pas de reconnaissance du ministère. L'Unité doit être recherchée par une réflexion patiente, accompagnée de prière jusqu'à ce qu'on atteigne une forme dans laquelle tout ce qui est vrai au niveau des principes puisse être réconcilié[2].
C L'expérience extraordinaire de communion spirituelle faite par de nombreux participants les changera profondément, ce qui fera que plusieurs d'entre eux vont s'engager corps et âme dans les divers réseaux qui aboutiront en 1948 à la formation du Conseil œcuménique des Eglises (COE). Ce sera notamment le cas de l'évêque épiscopalien américain Charles Brent qui selon ses propres dires a été « converti » durant la conférence d'Edimbourg. Et quelques mois plus tard, il eut la vision de la nécessité d'une conférence de Foi et Constitution qui allait avoir sa première réunion à Lausanne en 1927.
D La seule décision formelle prise par la conférence fut de mettre sur pied un comité provisoire de continuation. Il s'institutionnalisera dix ans plus tard pour devenir le Conseil International des Missions (1921). Un autre suivi immédiat d'Edimbourg fut le lancement d'une revue académique sur la mission, qui paraîtra pour la première fois en 1912, l'International Review of Missions.
Institutionnellement parlant, le COE est l'héritier de ces deux résultats d'Edimbourg. Je viens de terminer mon rôle de secrétaire de la Commission de Mission et Evangélisation du COE, issue en 1961 de la fusion du Conseil International des Missions avec le COE, et j'ai été directeur de la revue IRM de 1999 à 2007.
En un certain sens, nous au COE célébrons notre centenaire ce mois-ci. Mais nous n'avons pas voulu fêter cela tous seuls. Edimbourg 1910 élargissait la perspective. Il devait en être de même cent ans plus tard.
L'originalité d'Edimbourg 2010
Participants
Nous n'étions pas très nombreux pour une conférence mondiale : 300 personnes pour la conférence, environ un millier pour la célébration du 6 juin qui s'est tenue dans la salle même de la réunion de 1910.
L'originalité tenait à la composition. Il n'a pas été fréquent, dans l'histoire du christianisme, de voir réunis dans la même salle :
Olav Fykse Tveit, le secrétaire général du COE, Walter Altmann, modérateur du Comité central du COE et Geevarghese Mor Coorilos, le modérateur de sa commission de mission et évangélisation;
Geoff Tunnicliffe, le secrétaire général de l'Alliance Evangélique mondiale et Bertil Ekström, le directeur de sa commission de mission;
Brian Farrell, le secrétaire du Conseil pontifical pour la promotion de l'Unité chrétienne au Vatican ;
Doug Birdsall, le directeur international du Comité de Lausanne pour l'évangélisation du monde ;
Young-hoon Lee, pasteur principal de l'Eglise pentecôtiste coréenne Yoido Full Gospel Church, la plus grande Eglise locale du monde (800,000 membres) ;
Opoku Onyinah, apôtre et président de l'Eglise pentecôtiste du Ghana ;
Setri Nyomi, secrétaire général et Cliff Kirkpatrick, président de l'Alliance réformée mondiale ;
Tinyiko Maluleke, président du Conseil sud-africain des Eglises ;
Iain Torrens, président du Princeton Theological Seminary aux USA;
Mme Gao Ying, vice-présidente du Conseil chrétien de Chine.
En plus, participaient un archevêque (métropolite) et d'autres représentants des Eglises orthodoxes de Grèce, de Roumanie, de Russie et du patriarcat œcuménique, un évêque et membres d'Eglises orthodoxes orientales (syrienne et arménienne) ; des Adventistes du 7e jour ; des méthodistes, baptistes, luthériens, des organismes missionnaires et des représentants de la FUACE et des Groupes bibliques universitaires (IFES), parmi d'autres.
Alors que l'archevêque de Cantorbéry avait ouvert la conférence de 1910, c'est l'archevêque de York, numéro deux de l'Eglise d'Angleterre, John Sentamu, un Africain, qui envoya les délégués en mission par sa prédication lors de la célébration finale.
Tous ces représentants d'Eglises et de mouvements qui avaient passé la majeure partie du 20e siècle à être en conflit sur des questions de priorité et méthodes en mission ont montré du plaisir à se réunir, louer Dieu ensemble et dialoguer en public dans les sessions ou en privé lors des repas et des pauses. En 2010, nous avons vécu quelque chose de l'atmosphère de reconnaissance et de découverte mutuelles qui avait marqué 1910, mais représentant un « espace chrétien » immensément plus varié et riche.
Nous avions tenu à organiser 2010 avec ceux et celles qui avaient été exclus de 1910: catholiques, orthodoxes, Pentecôtistes, Eglises du Sud, en particulier Latino-américaines. Cela, grâce à Dieu et à d'intenses efforts d'organisation et de diplomatie, a réussi. En ce sens, cette conférence marque une étape importante dans notre pèlerinage commun vers l'unité donnée et promise et atteste des succès des nombreux contacts formels et informels, des travaux théologiques et des réunions de fidèles dans de nombreuses régions du monde. Contrairement à une sorte de pessimisme ambiant dû aux difficultés certaines, l'œcuménisme continue sa marche. Une telle réunion n'aurait pas été possible il y a dix ou vingt ans. Il ne tient qu'à nous qu'elle marque un véritable début ; car tout cela reste fragile. Le 20e siècle fut un siècle de conflit entre chrétiens sur la mission. Prions et agissons pour que le 21e siècle puisse entrer dans l'histoire comme celui du témoignage commun, voire même de l'unité.
J'insiste : Edimbourg 2010 a été préparé et organisé en commun par des représentants de ces Eglises et organismes mondiaux. Ce n'est pas p.ex. le COE qui a organisé le tout en y invitant d'autres à participer, comme cela s'était déjà fait à plusieurs reprises. C'est ensemble que toutes ces traditions ont lutté pour mettre sur pied un processus d'études sur la mission et une conférence internationale. Tous ont participé également au financement de l'ensemble du projet.
Programme
Après une première soirée d'orientation et de souhaits de bienvenue par des responsables catholiques, protestants et évangéliques écossais, nous avons été convoqués, au matin du 2 juin, au culte d'ouverture par un joueur de cornemuse. Chaque délégué avait apporté une petite pierre de son pays qu'il ou elle a déposé sur une grande croix tracée sur le sol, cerclée à la manière celte. Les messages ont été apportés par le secrétaire général du COE et le secrétaire général de l'Alliance évangélique mondiale. Durant les autres prières du matin, les homélies ont été prononcées l'une par le métropolite Nifon de l'Eglise orthodoxe roumaine, l'autre par une sœur catholique écossaise, sœur Elizabeth Moran.
La conférence a vécu trois séances plénières.
La première visait à réinterpréter l'histoire à partir de 2010, et c'est Mme Dana Robert, professeure baptiste à Boston, une des meilleures spécialistes mondiales en histoire de la mission, qui a présenté l'exposé magistral. Il a été suivi de quatre perspectives complémentaires reflétant une théologie catholique classique, une perspective œcuménique indienne orthodoxe, une perspective de théologie de la libération sud-africaine et une réflexion évangélique latino-américaine.
Durant la deuxième plénière, quatre problématiques de mission contemporaine furent évoquées, le témoignage de l'Eglise Yoido Full Gospel de Corée, une critique orthodoxe du prosélytisme agressif, le travail d'un centre catholique œcuménique à Rome avec les enfants et la problématique de l'échange nord-sud vu par un théologien africain membre du Conseil de l'Eglise évangélique allemande.
La plénière finale servit à rassembler les résultats et commentaires des travaux de sections. J'y reviendrai.
La conférence a travaillé en trois sections, chacune traitant trois des thèmes du processus d'étude synthétisé dans le livre qui avait été envoyé à tous les délégués.
La section I s'est préoccupée des réflexions sur les sujets suivants :
Fondements de la mission ; mission et unité – ecclésiologie et mission ; spiritualité de la mission et authenticité de la vie de disciple
La section II a travaillé sur mission et pouvoir ; formes de l'engagement missionnaire et communautés chrétiennes dans les contextes contemporains.
La section III enfin a dialogué sur la mission chrétiennes parmi les autres religions ; la relation entre mission et postmodernités ; l'éducation et la formation théologiques.
Ces neuf thèmes avaient été choisis comme sujets principaux du travail de préparation. Chaque étude était dirigée par un groupe académique à caractère interconfessionnel et interculturel.
En parallèle, nous avions discernés d'autres thèmes dits « transversaux » tels que femmes et mission ; Bible et mission/mission dans la Bible ; guérison et réconciliation ; jeunes et mission, contextualisation et création.
Chaque section a tenté, tant bien que mal, d'articuler thèmes principaux et transversaux, tout en intégrant également les résultats des processus d'études régionaux ou nationaux. Une telle matrice complexe était difficile pour une conférence si brève, et les discussions ont été de valeur diverse, ne permettant pas toujours de tirer le meilleur profit des compétences théoriques et pratiques rassemblées.
Enfin, le dimanche 6 juin, les délégués se sont répartis dans des dizaines d'Eglises à Edimbourg et aux environs, pour se retrouver l'après-midi avec leurs hôtes écossais et un plus large public pour une grande célébration de plus de 3 heures, dans la salle qui avait servi de lieu de conférence en 1910. Je ne vais pas vous la décrire – vous pouvez la voir sur la page Web www.edinburgh2010.org C'était une symphonie et un festival d'Eglises, de couleurs, de musiques de tous les continents animé par une puissante chorale africaine locale – de plusieurs églises de migration – assez charismatique, par un groupe de danse chrétien de tradition indienne et par des musiciens locaux. Comme je l'ai déjà dit, la prédication a été assurée par une personne qui symbolise le changement principal depuis 1910, la vitalité de la foi chrétienne dans le Sud, notamment en Afrique et la nouvelle mission portée par les chrétiens d'origine africaine dans les pays du nord. Mgr Sentamu est un prédicateur hors pair et qui de plus est acceptable aux yeux de pratiquement toutes les traditions représentées.
Résultats, défis et espoirs en mission
Contrairement à mes craintes, la dernière session plénière de la conférence a été en mesure de recevoir et apprécier un appel commun synthétisant les résultats des travaux.
Pour terminer cet exposé, j'aimerais en résumer quelques aspects en les commentant quant à leur importance dans le cadre de l'évolution de la pensée missiologique. Il va de soi que ce résumé est personnel.
Missio Dei
La mission vient du cœur même de Dieu, compris comme Père, Fils et Esprit. Dans une des sections, nous avons été touchés par une expression disant en substance que la mission, c'est le battement du cœur de Dieu ou le pouls de Dieu. Enraciner l'engagement missionnaire dans la dynamique de Dieu, c'est le virage principal pris en missiologie œcuménique au milieu du siècle passé. Depuis la conférence de Willingen en 1952, on aime à parler de missio Dei. Dans les milieux œcuméniques, on en a tiré la conséquence d'une priorité presque absolue dans la mission à la lutte pour la libération et la justice, à la transformation structurelle du monde (« vers une Eglise pour les autres »). Cela a provoqué en 1974 une réaction évangélique par la création du « Comité de Lausanne pour l'évangélisation du monde », insistant, lui, sur l'importance primordiale de l'évangélisation et de la conversion personnelle dans le cadre de la mission de l'Eglise. Après des décennies de débats et de rapprochements, de mécompréhension, mais également d'enrichissement mutuel, la division théologique entre « mission de Dieu » et « mission de l'Eglise » ainsi comprises a pu être surmontée. Au fil des décennies, nous avons pu au COE, articuler une vision large de la présence et intervention de Dieu dans le monde séculier ou religieux avec une nouvelle considération pour le témoignage spécifique de l'Eglise comme communion et lieu d'expérience de la présence de l'Esprit. Dans les théologies évangéliques, puis pentecôtistes, l'horizon s'est également élargi dans le sens d'une meilleure appréciation d'une action universelle de Dieu, du moins comme créateur, et d'une présence de l'Esprit moins strictement limitée aux frontières ecclésiales. Même si des interprétations différentes demeurent quant à la signification des termes, il est réjouissant d'avoir pu dire ensemble que notre engagement, en dernière analyse, trouvait sa justification en Dieu considéré comme un Dieu actif, dynamique et continuellement présent, bref, un Dieu « en mission».
Revêtus de puissance par l'Esprit
L'expression anglaise d'empowerment est intraduisible. Or, elle figure en bonne place parmi les sujets prioritaires de l'appel commun. On parle de l'Esprit Saint qui nous rend capables, nous les disciples du Christ, d'un témoignage crédible auprès de personnes d'autres croyances, qui actualise en nous la présence du Seigneur et qui nous prépare pour la mission grâce aux divers charismes gracieusement accordés à chacune et chacun. L'Esprit Saint est donc entrevu comme la présence sensible de Dieu dans le quotidien de l'existence. Ce n'est pas seulement une illumination intérieure ni simplement une présence dans la liturgie. Vous décelez là l'influence croissante de l'expérience et réflexion théologique pentecôtiste dans le mouvement œcuménique au sens large. Nombreux sont les théologiens qui, aujourd'hui, acceptent cette perspective d'une compréhension de l'Esprit Saint comme force dynamique dont nous pouvons faire l'expérience. Quant on sait qu'il y a cent ans, le Pentecôtisme naissant n'avait eu aucun contact avec Edimbourg et que pendant des décennies on s'est mutuellement condamnés, on mesure le changement. Non seulement, les Pentecôtistes et charismatiques représentent entre ¼ et 1/3 du christianisme, mais ils deviennent de plus en plus des partenaires d'un fructueux échange théologique. Il reste beaucoup de chemin à parcourir, mais nous nous y sommes engagés.
Respect et humilité – mission à la manière du Christ
« Nous sommes appelés à trouver des voies concrètes d'une vie comme membres d'un seul Corps, en pleine conscience du fait que Dieu résiste aux orgueilleux, que Christ accueille et fortifie (empower) le pauvre et l'affligé et que le pouvoir du Saint Esprit est manifesté dans notre fragilité » (§ 4). L'insistance sur la puissance conférée par l'Esprit aux croyants ne pousse pas à une affirmation triomphaliste. Sur ce point, la différence d'avec 1910 est notoire. Dans la foulée de David Bosch, missiologue sud-africain qui a marqué toute une génération par sa somme théologique, les participants à Edimbourg 2010 acceptent de tendre vers un équilibre entre une affirmation claire et consciente de leur foi et un témoignage humble et respectueux des interlocuteurs. Cette difficile balance est particulièrement soulignée dans le document lorsqu'il parle de notre relation aux croyants d'autres religions. Sans le mentionner directement, il évoque un des points importants de l'affirmation œcuménique sur la mission de 1982 quant il est question de la manière dont Jésus témoignait et servait (§ 9) – l'expression « mission à la manière du Christ » a beaucoup inspiré la missiologie du COE.
La création entière comme horizon de la mission
La référence au Dieu trinitaire, créateur, mais aussi à l'Esprit qui souffle où il veut, permet de reconnecter la mission à la création. Dans l'appel commun, cela a une connotation éthique – l'appel à un zèle pour la protection de l'environnement – mais aussi liturgique. En effet, il est question d'une liturgie renouvelée reflétant la beauté du Créateur et de la création. Il est remarquable que maintenant, nous puissions dire cela tous ensemble. La mission d'amour de Dieu qui transforme et réconcilie concerne toute la création (§ 9). Il y a donc une triple tâche aussi pour nous : elle est théologique, liturgique et éthique. En résumé on peut dire qu'il s'agit de revoir l'ensemble de notre spiritualité personnelle et communautaire, pour discerner notre place dans la création et la place de la création dans le cadre de la mission de Dieu.
Je cite à ce propos ce que disent les participants pentecôtistes dans leur affirmation rédigée à la suite de la conférence :
« Nous affirmons le mandat de la mission divine de réconcilier l'ensemble de la création de Dieu en Christ, et faisons cela à travers (ou : au-delà ) les lignes de démarcations confessionnelles. »
Contenu du message
A divers endroits le texte issu de la conférence d'Edimbourg mentionne des éléments du contenu du message ou de la mission. Il y est question d'amour, du salut, du pardon des péchés, mais aussi de la vie en abondance, de la libération des pauvres et des opprimés, de justice, paix et protection de l'environnement, de réconciliation et de grâce. Enfin, il s'agit de rendre témoignage à la vérité et en particulier au caractère unique de Jésus Christ. – Sur ce plan donc, l'appel commun rassemble de facto les priorités qui avaient souvent opposé chrétiens et Eglises en mission. Cela donne au document une approche réellement globale d'un message qui inclut les divers aspects de la vie humaine et témoigne d'un approfondissement réciproque des positions. On ne peut que s'en réjouir. Il n'est évidemment pas facile de maintenir une vision aussi généreuse et souple dans la pratique, mais c'est un des défis pour l'avenir. Il en va de la crédibilité de l'Evangile.
Importance des Eglises de migration – mission de partout vers partout
La professeure Dana Robert avait insisté sur l'importance de la charnière des années 60 quand à Mexico-City, la conférence missionnaire du COE avait parlé de « mission dans les 6 continents ». Depuis, il est courant de se référer également à la mission de partout vers partout. On retrouve ces formulations dans le message d'Edimbourg, mais avec une insistance particulière sur le phénomène de migration. La mission revient vers les pays d'envoi sous forme de chrétiens migrants et se réunissant dans des communautés de langues et cultures différentes, souvent charismatiques. La conférence y voit une occasion de louange à Dieu pour le renouveau que les migrants peuvent apporter de par leur foi, leur témoignage en situation de vulnérabilité et l'intensité de leur vie communautaire. C'est à la fois une chance et un défi, nous le savons bien également ici à Genève. A Edimbourg, nous avons pu nous réjouir de l'animation extraordinaire apportée par ce puissant chœur africain, mais il reste à discerner comment construire des ponts plutôt que des murs entre chrétiens établis et chrétiens récemment arrivés. Au-delà du message final de la conférence, la question de l'accueil réciproque entre Eglises très différentes a été souvent évoquée, également dans les discussions des sections. Ce qui est en jeu, en plus d'éléments d'ordre affectif, ce sont des questions relevant de l'ecclésiologie, de la spiritualité et des différences culturelles. Sans parler des défis en matière de justice, droits humains et économie. C'est un chantier prioritaire pour l'avenir.
Partage et coopération
En première partie de cet exposé, j'ai rappelé la contribution des chrétiens d'Asie à la conférence de 1910. Les sujets qu'ils ont abordés concernaient le partage, la coopération et le respect mutuel. 2010 l'a montré : c'est encore et toujours à l'ordre du jour. Les Eglises du nord, du sud, de l'est et de l'ouest sont appelées à vivre leur baptême et à s'accueillir les uns les autres (Rom 15 :7) dans leur diversité, mais aussi dans la justice et le partage. En situation de postmodernité et de resserrement des budgets, la tentation « coloniale » de dominer par le don de l'argent revient plus fort que jamais. C'est pourquoi dans son plaidoyer pour une relation juste en mission dans le cadre du Corps du Christ uni, le document reconnaît la nécessité de mutualité, partenariat, collaboration et mise en réseaux, afin que le monde puisse croire. L'utilisation de plusieurs termes vise à une prise de conscience que des termes traditionnellement positifs comme « partenariat » peuvent être utilisés à mauvais escient et que ce qui importe est la qualité d'une relation qui permette à chaque partie de jouer son rôle dans le plan de Dieu, avec une dignité égale et reconnue. Or, dans les relations nord-sud, depuis une vingtaine d'années, sur ces questions, nous avançons à reculons, dans le sens de « qui paie commande ».
Enfants et jeunes
Je termine par ceux et celles qui forment le présent et l'avenir de l'Eglise. La conférence invite toutes les Eglises à considérer les enfants et les jeunes non pas comme les destinataires du témoignage, mais comme les porteurs du message. C'est très évangélique et recoupe la manière dont Jésus les accueille dans le Nouveau Testament, mais c'est un sacré défi pour des décisions de priorité en matière de stratégie d'Eglise et de représentation, fût-ce dans une conférence internationale. Il est vrai qu'un grand groupe d'enfants est venu participer activement à notre prière matinale du vendredi 3 juin. Nous avons échangé des messages écrits. Et ils nous ont épatés non seulement par leurs chants et danses, mais par la qualité exceptionnelle par laquelle ils ont lu les textes du jour. J'ai rarement entendu des adultes lire la Bible aussi bien et clairement en Eglise !
En guise de conclusion,
deux citations du document final :
« Nous sommes interpellés à concevoir le témoignage et l'évangélisation de telle manière que nous devenons une démonstration vivante de l'amour, de la droiture et de la justice envisagées par Dieu pour le monde entier. » (§ 1)
« Connaissant le Saint Esprit qui souffle de par le monde comme il veut, reconnectant la création et apportant la vie authentique, nous sommes appelés à devenir des communautés de compassion et de guérison. Ce seront des communautés où les jeunes participent activement à la mission et où femmes et hommes partagent pouvoir et responsabilités de manière équitable, où on a un nouveau zèle pour la justice, la paix et la protection de l'environnement, et une liturgie renouvelée reflétant les beautés du Créateur et de la création » (§ 3).
Voilà la mission à laquelle nous sommes appelés en 2010 et pour les années à venir.
[1] World Missionary Conference 1910, Report of Commission VIII, Co.-operation and the Promotion of Unity, with supplement: presentation and discussion of the report in the conference on 21st of June 1910. Edinburgh & London, Oliphant, Anderson & Ferrier; New York, Chicago and Toronto, Fleming H. Revell Company, 1910. Citation à la page 5.
[2] Ibid. p. 137